Former autrement pour entreprendre solidairement

Leçon 6 L’entreprise sociale, une association de démocratie participative

Dans cette leçon :

Les institutions démocratiques de l’entreprise sociale

La démocratisation participative en acte

Le second trait distinctif de l’entreprise sociale, après la primauté de la finalité sociale, est la démocratisation participative.

Ce trait porte sur son organisation et son fonctionnement internes. L’entreprise sociale est en effet aussi une institution avec ses organes, ses règles de fonc­tionnement et ses pratiques internes permettant de débattre et d’arbitrer entre les différentes options qui se présentent, et de prendre les décisions pour le pilotage de l’entreprise. C’est la dimension « politique » de l’entreprise, paral­lèle à la dimension économique de son activité.

Pour désigner le processus décisionnel au sein de l’entreprise sociale, le terme de pilotage est plus approprié que celui de gouvernance à cause de la connota­tion autoritaire et hiérarchique de ce dernier terme, caractéristique de l’envi­ronnement capitaliste.

Un pilotage démocratique requiert deux éléments :

des institutions qui sont le cadre dans lequel s’exercent l’expression des opi­nions et la prise de décision; elles se présentent sous forme de constitution, statuts, règlements, procédures;

des pratiques et des comportements à l’intérieur de ces institutions qui per­mettront une participation effective des individus à l’exercice du pouvoir.

6.1Les institutions démocratiques de l’entreprise sociale

Quelles sont ces institutions et ces pratiques qui peuvent permettre de concré­tiser une démocratisation participative?

L’institution de l’entreprise capitaliste

L’institution de l’entreprise sociale se révèle encore plus clairement si on la met en contraste avec celle de l’entreprise capitaliste.

En tant qu’institution, l’entreprise capitaliste se présente sous la forme d’une Société commerciale (dans le sens juridique du terme), organisation à but lucra­tif, regroupant des actionnaires.

1.Pour le capitalisme, Société (S majuscule pour désigner la forme juridique) et entreprise sont des termes interchangeables. En effet l’idéologie capitaliste confond deux choses :

la « Société », qui est un phénomène juridique, c’est-à-dire un contrat entre des personnes physiques ou morales;

l’entreprise, qui est une réalité humaine et sociale, celle des interrelations entre ceux et celles qui participent à son activité quels que soient leurs rôles.

2.Au final donc, l’entreprise capitaliste, c’est la Société. Les lois en vigueur (le droit OHADA en Afrique francophone), ne permet que de créer des Sociétés :

soit de capitaux : SARL, SA, SAS

soit de personnes : coopératives, GIE, entreprise individuelle, société civile, etc.

Dans le capitalisme, l’entreprise comme telle n’a pas de statut juridique, elle n’existe pas comme personne morale distincte, et ce même si elle doit fonc­tionner en appliquant plusieurs lois (droit du travail, fiscal, etc.).

3.La Société regroupe, en ses organes fondateurs et décisionnaires, seulement des actionnaires, ou associés, ou coopérateurs selon les diverses dénomina­tions. Ces actionnaires sont les fondateurs de la Société, ou ce sont des inves­tisseurs ou spéculateurs qui y apportent des fonds. Les travailleurs ne font pas partie juridiquement de la Société, bien qu'ils interviennent dans le dévelop­pement de ses activités opérationnelles.

4.En échange d’argent, ou d’apports en nature ou en industrie, ces actionnaires acquièrent des « titres », dénommés actions ou parts sociales, qui sont de simples documents légaux garantissant qu’ils pourront participer aux déci­sions et s’approprier les bénéfices de l’entreprise en fonction des actions détenues.

5.Avec ces titres, les actionnaires prétendent être propriétaires d’une entre­prise. En réalité ils ne possèdent que les documents de leurs titres. Du fait de cette prétention, les actionnaires et leurs représentants légaux se présentent comme les seuls à décider de l’orientation et de la gestion de l’entreprise. Toute forme dite de « participation » des salariés et autres parties prenantes à la dite « gouvernance » de la Société n’entame en rien la « liberté d’entre­prendre du capitaliste », c’est-à-dire son droit de gérance et de décider en dernier ressort.

6.Avec les fonds investis dans l’entreprise et avec des emprunts bancaires, la Société des actionnaires acquiert des moyens de production (bâtiment, équi­pement, matières premières, etc.). Ces actifs lui appartiennent et elle en fait ce qu’elle veut.

7.La Société recrute des managers avec le mandat de maximiser la « valeur actionnariale » (dividendes et valeur des actions), en utilisant diverses tac­tiques de management.

8.Disposant de ces moyens de production qui sont les conditions du travail, la Société peut forcer des travailleurs à lui louer leur force de travail et à exécu­ter les ordres des managers, sous la menace de la faim. C’est ce qu’on appelle le salariat. Comme le dit la loi elle-même, le rapport salarial est un rapport hiérarchique de subordination : les actionnaires via leurs managers décident quoi produire et comment, contrôlent, appliquent des sanctions, s’appro­prient les produits du travail. Au sein de l’entreprise capitaliste, le régime poli­tique est celui d’une dictature : les uns décident, les autres exécutent.

Ce Schéma de l’entreprise capitaliste en illustre la structure.

Tel est le fonctionnement général de toute entreprise capitaliste.

L’entreprise sociale comme association démocratique

1.Pour l’entrepreneuriat social, la Société n’est pas l’entreprise, elle n’est qu’un contrat entre des personnes. L’entreprise est une réalité sociale, celle de per­sonnes qui collaborent entre elles dans des activités de production au sein d’une organisation qu’on appelle entreprise. Celle-ci a donc d’abord une exis­tence réelle plutôt que juridique. L’entrepreneuriat social le reconnaît, alors que la loi capitaliste l’ignore.

2.En tant qu’institution réelle, l’entreprise sociale est une association où deux groupes de personnes mettent en commun leurs ressources et participent à une même activité productive :

le groupe des entrepreneurs : celles et ceux qui conçoivent, initient et quo-dirigent un projet d’entreprise;

le groupe des travailleurs : ceux et celles qui réalisent le projet d’entre­prise, qui créent la valeur économique.

Dans l’entreprise sociale, il n’y a pas d’actionnaires.

3.L’entreprise est donc une association. Mais elle diffère des associations usuelles par sa dimension lucrative : elle est une association, non pas à but, mais à moyen lucratif, car son but est autre que la lucrativité. Les revenus et bénéfices générés sont vus comme des moyens pour réaliser la mission sociale.

4.Puisque entrepreneurs et travailleurs sont les uns et les autres membres de l’entreprise sociale en tant que groupe, chaque groupe pourrait et devrait même exister comme tel, et donc être constitué en association de ses membres individuels : l’entreprise sociale est donc une association de deux associations, celle des entrepreneurs et celles des travailleurs.

5.Entrepreneurs et travailleurs apportent chacun à l’entreprise, au lieu de capi­tal-argent, leur capacité de travail, leurs connaissances, leur expertise : en terme juridique, cela s’appelle des « apports en industrie ».

6.Les deux partenaires pilotent conjointement l’entreprise sociale au sein d’ins­titutions qui lui sont propres : assemblée générale de tous les membres, conseil conjoint des mandataires des deux groupes constitutifs, etc. Conjoin­tement ces institutions décident des objectifs et opérations de l’entreprise, et du partage des surplus générés.

7.D’autres groupes gravitent aussi autour de l’entreprise (financeurs, fournis­seurs, clients, voisins, etc.) Ce sont des partenaires externes, qu’elle consulte au sein de conseils consultatifs.

Ce Schéma de l’entreprise sociale en illustre la structure :

tout d’abord, les entrepreneurs d’une part, les travailleurs d’autre part, se constituent en association indépendante pour formuler leurs contributions à la marche de l’entreprise; ensemble ces deux associations constituent l’Assemblée générale de l’entreprise;

chaque association désigne ses délégués révocables et rotatifs au sein de structures conjointes : Conseil de pilotage pour les décisions importantes entre les assemblées générales, lequel Conseil désigne un Comité de coordi­nation pour les affaires courantes et un Coordonnateur;

l’entreprise constitue un ou des comités consultatifs avec les partenaires externes de l’entreprise (clients, fournisseurs, écoles, chercheurs, etc.);

un comité conjoint de pilotage est constitué avec les investisseurs sociaux avec qui la Société, agissant comme représentante légale de l’entreprise, aura conclu des ententes de mousharaka pour le financement participatif de l’entreprise.

La beauté dans ce schéma est qu’il n’y a plus de capitalistes sous quelque forme que ce soit. Ils sont remplacés d’une part par les entrepreneurs et travailleurs, associés et décideurs dans l’entreprise, et d’autre part par les investisseurs sociaux, les nouveaux apporteurs de ressources financières.

Vers un statut de l’entreprise sociale

En tant qu’institution, c’est le statut d’une association démocratique à moyens lucratifs, ou mieux en voie de démocratisation, qui correspond le mieux à la réa­lité de l’entreprise sociale. Toutefois, dans la société capitaliste, le droit des Sociétés n’offre aucun choix pour un statut correspondant à cette nature de l’entreprise sociale.

Il y a donc nécessité d’un statut juridique correspondant à cette structure orga­nisationnelle de l’entreprise sociale. Dans une société capitaliste, un tel statut est improbable parce que l’association porte atteinte à l’intouchable principe capitaliste de la propriété privée du capital par des actionnaires.

Que serait le statut de l’entreprise sociale dans une société post-capitaliste? L’exercice suivant sous forme de projet de loi commenté en donne une idée :

Projet de loi portant création du statut d’entreprise sociale

En attendant un tel statut, l’entreprise sociale doit opérer dans le contexte d’une société capitaliste et pour cela elle a besoin d’exister officiellement. Un compromis temporaire est nécessaire : voir la section Le choix tactique d’un sta­tut juridique.

6.2La démocratisation participative en acte

Le statut normal d’une entreprise sociale est donc celui d’une association démo­cratique des parties prenantes de l’entreprise, à savoir ses entrepreneurs et ses travailleurs. Toutefois des institutions définies dans des statuts ou constitutions, si démocratiques qu’elles apparaissent sur papier, ne garantissent pas un fonc­tionnement démocratique dans la vie réelle de l’entreprise.

Pour une véritable démocratisation, il faut qu’en plus, au sein du cadre institu­tionnel de l’association, se réalisent certains comportements, attitudes, pra­tiques, aptes à favoriser la participation effective et consciente des parties prenantes au pilotage de l’entreprise. Les éléments suivants, qu’il ne suffit pas d’inscrire dans des règlements internes, favorisent une démocratisation en acte :

la confiance dans les travailleurs : ceux-ci ne sont ni ignorants, ni incompé­tents, ni irrationnels comme le pensent les dominants, mais quand ils sont informés, formés, invités à débattre, écoutés, ils prennent les meilleures déci­sions, justes par rapport à la finalité visée, faisables pratiquement, et légi­times parce que prises démocratiquement : telle est la conviction des acteurs de l’entrepreneuriat social;

les enjeux à débattre : tous les enjeux de l’entreprise doivent pouvoir être abordés entre les partenaires de l’entreprise : pas seulement les opérations courantes, les conditions de travail, mais aussi la situation financière, et les choix stratégiques de l’entreprise;

la transparence : toutes les informations pertinentes sur la réalité de l’entre­prise doivent être communiquées;

la consultation : toute décision portant à conséquence requiert de solliciter l’avis des acteurs concernés;

la délibération : une décision prise démocratiquement résulte d’un débat approfondi allant au fond des choses et permettant aux participants d’acqué­rir une compréhension réelle des enjeux;

la recherche de l’intérêt commun : celui-ci ne correspond pas nécessaire­ment à la majorité des intérêts particuliers immédiats des participants, la déli­bération approfondie vise à susciter la priorisation de l’intérêt commun et à long terme de l’entreprise sur ces intérêts particuliers et immédiats;

la participation entière à la prise de décision : un haut degré de démocratisa­tion est atteint lorsque toutes les parties participent réellement aux prises de décision finales, sans que le consensus soit systématiquement recherché; au contraire l’expression et la reconnaissance d’un point de vue minoritaire ren­force la démocratie;

l’absence d’avantages pour les mandataires : le statut de mandataire ou délégué n’est nullement associé à des avantages matériels quelconques, les conditions moyennes de rémunération s’appliquent, les responsabilités ne sont pas une assiette au beurre;

la révocabilité des mandataires : quand la vie démocratique requiert la dési­gnation de délégués, ceux-ci demeurent sous contrôle, ils doivent rendre des comptes, et sont en tout temps révocables;

les mandats semi-impératifs : tout mandataire exprime le point de vue de ses mandants, mais il dispose d’une marge d’autonomie pour tenir compte de faits ou d’arguments nouveaux, qu’il doit ensuite justifier;

la rotation des responsables : tout mandat est limité en durée et en renou­vellement pour offrir au plus grand nombre l’occasion d’un apprentissage de la guidance.

Ces pratiques, qui mettent en ouvre ce qu’il convient de nommer démocratie associative, ne peuvent s’appliquer du jour au lendemain, mais que progressi­vement, à mesure des avancées dans les aptitudes et les volontés pour partici­per au processus de démocratisation, ainsi que dans la conscience sociale et éthique des membres individuels.

Au final l’expression d’association à moyen lucratif en voie de démocratisation participative exprime le mieux l’idéal de l’entreprise sociale en tant qu’institu­tion démocratique.

 

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